Les défis du Service à la Clientèle en Haïti

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Marc Edouard Nérette |Market-Ing

 

Après le boulot, je décide de m’arrêter à un petit supermarché, dont la devanture paraissait assez agréable et sympathique, pour me procurer du lait et des céréales pour faire une agréable surprise à petit neveu de trois ans. Aussitôt l’entrée franchie, je commence à regretter mon choix, car je suis immédiatement pris en chasse par une ombre qui me suit partout. J’essaie de la semer.  Je m’arrête net.  Je bifurque soudainement à droite, puis à gauche. Rien n’y fait ! L’employée est tenace et ne se laisse pas faire. Elle doit avoir du métier. Ce petit jeu ne m’amusant plus, je me concentre sur mes achats.  C’est alors que je découvre qu’aucun prix n’est mentionné sur les boîtes de lait. A l’époque, je venais de revenir au pays et je n’avais pas grande idée du prix des denrées. « Tiens !, me dis-je, voilà une occasion pour que mon ombre me soit utile. » Je me tourne vers elle comme si je n’avais jamais remarqué sa présence et lui demande combien coûtait telle marque de lait.  Grande fut ma surprise de me faire haranguer de fort belle manière. « Monsieur, c’est soit que vous achetez, soit que vous n’achetez pas ! »  Ultimatum bien reçu ! Conseil de vente bien capté, sans dire un mot, je m’empressai de laisser le petit supermarché agréable et sympathique avec ma provision de recommandations pour mes connaissances et mes amis.

Cette scène s’est déroulée en été 1998.  Je suis sûr qu’il vous est déjà arrivé, à un moment ou à un autre, de vivre pareilles situations sinon bien pires encore. En général, le secteur public est le plus enclin à recevoir des critiques et des plaintes « silencieuses » des contribuables qui se font littéralement punir, argent en main, par un service navrant et onéreux de surcroît par le temps qu’il nous fait perdre. Le secteur privé haïtien, selon certains, est plus avant-gardiste en terme de qualité de service que les institutions étatiques, compétitivité oblige. S’il est vrai que cet axiome paraît naturel, il ne demeure pas moins vrai que vous connaissez au moins une personne de votre entourage à vous raconter ses déboires avec le « service de qualité » d’une entreprise haïtienne privée.

On aurait pu facilement se cantonner à une critique constructive de la scène qui s’est déroulée dans ce petit supermarché agréable et sympathique. On aurait pu se contenter d’énumérer une liste d’erreurs commises au niveau du management du supermarché par rapport aux normes marketing mondiaux en termes de service à la clientèle. (Normes que l’on devra tôt ou tard assimilées de toute façon, dans un esprit d’ouverture du pays aux investissements étrangers et/ou au tourisme) Néanmoins, on aurait à ce moment ignorer les caractéristiques intrinsèques de notre société économique contemporaine. Le niveau de qualité du service et, plus particulièrement du service à la clientèle en Haïti est tributaire de plusieurs facteurs. Dans cet article, nous considérerons seulement a) les ressources humaines, et b) la vision et la mission de l’entrepreneur ou de l’entreprise. Combinés, ils constituent son ossature intangible, sa culture organisationnelle

Ressources humaines

L’évaluation du taux de chômage en Haïti peut ne pas faire l’unanimité parmi les économistes mais, ils s’accorderont tous à affirmer que c’est un taux alarmant. Conséquemment, cette situation va créer plus de demandes de travail sur le marché laboral que l’offre, formelle, restreinte ne puisse absorber. Ce déséquilibre met les pourvoyeurs d’emplois en position de force : ils peuvent mieux négocier les salaires et les bénéfices offerts tandis que le renvoi et le remplacement d’un employé est toujours considéré comme un atout du management qui voit en son personnel à peine un outil de production de biens ou de services. Toutefois, cette demande accrue n’est pas forcément de qualité, et il est aussi vrai que maints candidats sont tentés de vendre une fausse image afin d’être seulement embauchés et peu de temps après, ils révèleront leur vraie nature : absence de professionnalisme ou de compétence. Cependant, peu importe la « facilité » de remplacement du personnel, le recrutement répétitif pour un poste au sein d’une entreprise finit tôt ou tard par lui coûter plus cher. Cette radiographie sommaire – et simpliste, ajouteront certains – du marché du travail haïtien nous permettra, en observant brièvement le taux de rotation de leur personnel, de nous faire une idée rapide de la vision stratégique des entreprises du point de vue de l’emploi et du marketing.

Du marketing ? Bien sûr, si l’on accepte de résumer les multiples définitions de cette «jeune » discipline, comme un moyen d’augmenter et de fidéliser la clientèle. Cela impliquera l’augmentation des ventes récurrentes et nouvelles (magie du BAO[1]) et garantira la croissance du chiffre d’affaires en volume de l’entreprise tout en générant plus de profit à moyen et à long terme. Par clientèle, il faut comprendre les deux types : le client externe et le client interne. La clientèle externe apporte de l’eau aux moulins de l’entreprise, le cash et la clientèle interne, les ressources humaines, est le canal par lequel transite ce flux de trésorerie si nécessaire à la survie et à la croissance de toute organisation lucrative. Tout employé satisfait de son lieu de travail devient alors automatiquement, sans le titre et sans les commissions, un vendeur de l’image de marque et des produits de la compagnie et les référera volontiers à sa famille, à ses amis et à ses connaissances. A ce stade, ce n’est plus un simple employé qui vise à assouvir ses besoins physiologiques et de sécurité selon la pyramide de A. Maslow[2], mais il devient un véritable associé, un partenaire précieux ressentant, et se laissant guider par, un fort sentiment d’appartenance, gage de sa loyauté et de sa fidélité.

 

Mission de l’entreprise

Parvenir à ce tour de force majeur est tout, sauf aisé. Cela requiert surtout du leadership, la capacité de modifier positivement les attitudes de la direction et du personnel de l’entreprise.  Mais, c’est une chose possible. Et possible même en Haïti, où certaines entreprises arrivent à créer et à conserver ce momentum. Il faut comprendre que le salaire et le système de compensation avec son cortège de bénéfices sociaux peuvent attirer les meilleures ressources humaines mais ne suffiront pas à les garder. Car l’employé qualifié, en tant qu’agent économique, est susceptible de recevoir à tout moment des offres supérieures à celles de son présent employeur précisément grâce à l’expérience et les formations acquises chez celui-ci.

Il faut donc essayer de s’élever et d’aller plus loin que la compensation pour arriver à la raison d’être de l’entreprise et pouvoir la vendre aux clients internes afin qu’ils se sentent réellement participes d’une aventure d’envergure ayant des effets positifs sur sa communauté. Précisons tout de suite que la raison d’être d’une entreprise ne saurait nullement se confondre avec sa nature qui est de gagner de l’argent : personne n’investit sciemment pour perdre ses économies.

La raison d’être de l’entreprise, c’est de préférence son énoncé de mission fondamentale qui définit sa valeur ajoutée à sa localité, à sa communauté, à la société. Cette mission essentielle est ce qui maintiendra l’énergie positive des troupes et aidera aux prises de décisions quand, indubitablement, se présenteront les grandes difficultés, particulièrement pour une nouvelle entreprise. C’est l’âme de l’entrepreneur qui maintient en vie l’organisation même lorsque ce dernier n’en fera plus partie ! Ce ne sera certainement pas un hasard si 90% des entreprises qui seront créées en Haïti cette année auront disparu dans moins de dix ans, tout comme ce petit supermarché à la devanture agréable et sympathique.

Cette mission doit être claire, concise et, affichée dans tous les endroits visibles dans l’entreprise, mais, surtout dans la mémoire de ses ressources humaines. Néanmoins, il faut prendre garde que la mission de l’entreprise ne devienne un vœu pieux, ou encore un vulgaire slogan n’ayant absolument rien à voir avec la réalité. La mission provient du leadership visionnaire de l’entrepreneur qui se voit contribuer d’une manière ou d’une autre à l’amélioration de la qualité de vie de la société. Elle doit pouvoir inspirer et motiver les clients internes, réveiller leurs pulsions sous-jacentes, leur quête personnelle de devenir des agents de changement, des agents de développement de notre pays.

Le mélange savant de ces deux facteurs (les ressources humaines et la mission de l’entreprise) permettra d’arriver à façonner une culture organisationnelle forte, orientée vers un service de qualité envers la localité, la communauté, et la société. Cette base une fois comprise et assimilée par l’entrepreneur et/ou les cadres exécutifs de l’entreprise, on pourra toujours améliorer les programmes de compensation, les programmes de formation du personnel aux techniques de vente et de service à la clientèle et les programmes d’évaluation directe et indirecte du personnel comme par des clients mystères. Ces différents programmes ne sont que des outils qui permettront de canaliser cette énergie positive vers un service de première classe pour la clientèle externe.

Les cyniques seront toujours tentés de dire qu’en Haïti, le consommateur n’achète que du prix et est très peu soucieux de la qualité du service offert. Cette thèse est partiellement vraie. Le faible pouvoir d’achat des ménages les poussent souvent à consulter d’abord le prix dans leur processus de prises de décisions d’achat. Cependant, nous aimons tous qu’on nous traite bien et nous sentir importants ; de plus, la situation socio-économique des ménages peut évoluer positivement à l’avenir. Alors, si l’on fait un petit effort pour apprécier la thèse des cyniques sous un autre angle, on se rendra compte que quelque soit le bien ou le service, fabriqué ou fourni par une compagnie, un minimum d’effort consenti pour améliorer son service à la clientèle se traduira par une différenciation immédiate et non négligeable de la marque du produit et de l’entreprise dans le secteur compétitif dans lequel elle évolue. Ce qui lui fournira un avantage comparatif difficilement imitable par la compétition contrairement aux 4 Ps[3] du marketing-mix. Naturellement, le contrôle scientifique et l’analyse périodique des résultats confirmeront si l’on avance dans la bonne direction et dans le pire des cas, ils indiqueront les mesures correctives à apporter dans l’entreprise pour sa croissance durable et sa profitabilité.

 

Marc Edouard Nérette

31 Janvier 2013

 

Marc-Edouard Nérette est Consultant Senior en Gestion et en Marketing et Directeur Général de Market-Ing, société-conseils spécialisée en marketing, gestion et finances.

[email protected]

 

 

Bibliographie :

Hiam Alexander, et Schewe Charles « MBA Marketing. Les Concepts. » Mc Graw-Hill, 1993

Kiyosaki Robert et Lechter Sharon. « Guide pour investir. » Éditions Un monde différent, 2002

Kotler, P et Dubois, Bernard., « Marketing Management » Publi-Union, 8e éd., 1997

Lendrevie, J. Lindo D., « Mercator » 5e éd., 1996

Vernette, Eric. « L’essentiel du marketing ». Editions d’Organisations, 1998

[1] BAO : bouche à oreille, le plus puissant outil de promotion.

[2] Théorie de la hiérarchisation des besoins de Abraham Maslow selon lequel les besoins individuels n’ont pas la même importance. Un individu cherche à assouvir ceux qu’ils considèrent plus immédiats d’abord. Une fois, un besoin satisfait, l’individu cherche à assouvir le besoin suivant.

[3] Produit, prix, place (distribution) et promotion.  La combinaison harmonieuse de ces éléments forme le marketing-mix qui est souvent appelé également les 4 Ps en anglais.