Le flambeau et l’urgence
Bladaise Exumé aurait pu choisir une carrière plus simple. Mais passionnée par le potentiel de sa région, elle a co-fondé Belzeb S.A., une entreprise qui travaille avec des centaines de caféiculteurs à Thiotte. Son rêve : produire un café d’exception destiné à l’exportation, en garantissant une juste rémunération aux agriculteurs et en créant des emplois durables pour les jeunes. Bladaise incarne ce flambeau que la jeunesse haïtienne tente d’allumer pour éclairer un avenir économique assombri par les échecs du passé.
« Passer le flambeau » n’est pas une simple métaphore. C’est une urgence stratégique, un impératif national pour une transition de vision, de méthode et de responsabilité. Le modèle économique haïtien actuel, épuisé et sclérosé, a atteint ses limites. Il doit laisser place à l’innovation et au courage d’une nouvelle génération d’entrepreneurs, prête à changer les règles du jeu.
1. Diagnostic d’un modèle à bout de souffle : L’économie sous contrôle
Pendant des décennies, l’économie haïtienne a été dominée par une poignée de monopoles dans des secteurs clés comme l’importation, le textile et la distribution alimentaire. Ce système a favorisé une économie de rente, non productive, qui repose sur la consommation de biens importés plutôt que sur la création de valeur locale.
Ce leadership traditionnel, concentré autour de quelques dynasties économiques basées à Port-au-Prince, a prospéré grâce à une forte connivence avec le pouvoir politique. Ce réseau fermé a activement découragé l’innovation, préférant la protection du statu quo à l’ouverture d’un marché qui pourrait être bousculé par de nouveaux acteurs.
Plus récemment, les sanctions internationales ont jeté une lumière crue sur les liens entre certains de ces acteurs économiques et des réseaux criminels, confirmant la capture de l’économie par une élite dont les pratiques empêchent toute concurrence loyale et tout investissement éthique.
Cette élite restreinte, souvent définie par des affiliations familiales et raciales spécifiques, contrôle la majorité des ressources. La perception d’une économie dominée par une caste étroite, souvent à la peau claire, engendre un profond sentiment d’exclusion pour la majorité de la population noire. Cette fracture sociale étouffe l’ambition des jeunes Haïtiens, beaucoup étant convaincus que la réussite économique est une question de naissance et de relations, et non de mérite ou d’innovation.
2. La crise actuelle : Un point de rupture économique et social
Aujourd’hui, Haïti est au bord du gouffre. La crise est multidimensionnelle : l’inflation galopante, l’insécurité endémique, l’instabilité politique et la déliquescence du tissu social provoquent une fuite massive des talents et des capitaux. Le pays se vide de ses cerveaux et des ressources financières indispensables à toute reconstruction.
Parallèlement, la dépendance chronique à l’aide internationale a prouvé son inefficacité. Malgré leur omniprésence, les ONG n’ont pas su construire une économie durable. L’évidence est là : seul un secteur privé dynamique, porté par des acteurs locaux visionnaires et responsables, peut jeter les bases d’une véritable souveraineté économique.
3. La relève en marche : Portrait du nouveau leadership entrepreneurial
Face à ce constat d’échec, un nouveau type de leadership émerge. Il se distingue par quatre caractéristiques essentielles : l’innovation technologique, un ancrage local fort, un engagement social et une vision globale.
Les exemples sont révélateurs et puissants :
- À Port-au-Prince, Marc Alain Boucicault a fondé Banj, le plus grand centre d’innovation et de coworking du pays. Loin de lancer une seule entreprise, il bâtit l’écosystème qui permet à des dizaines de startups technologiques de naître, de se financer et de grandir, créant un effet multiplicateur pour l’économie numérique haïtienne.
- Face aux enjeux énergétiques et environnementaux, Duquesne Fednard a créé D&E Green Enterprises. Son entreprise fabrique et distribue des foyers de cuisson propres et efficaces qui réduisent la dépendance au charbon de bois, luttant ainsi contre la déforestation tout en améliorant la santé et le pouvoir d’achat des familles.
- De son côté, Magalie Dresse, à la tête de Caribbean Craft, a transformé l’artisanat haïtien en une entreprise d’exportation d’envergure mondiale. En employant des centaines d’artisans, majoritairement des femmes, elle produit des objets de décoration vendus par de grandes enseignes américaines, prouvant que la culture haïtienne peut être un formidable moteur de développement économique et d’autonomisation.
Ces entrepreneurs ne demandent pas la charité, mais des opportunités. Ils ne cherchent pas à remplacer une élite par une autre, mais à bâtir un écosystème ouvert. La classe d’affaires haïtienne actuelle, qui a su maintenir des entreprises viables à travers les crises, a un rôle historique à jouer. À l’image d’un Bill Gates ou d’un Elon Musk, qui ont fait évoluer leur rôle au sein des entreprises qu’ils ont créées pour favoriser l’innovation, les grands groupes haïtiens doivent s’ouvrir. Ils gagneraient à adopter une gouvernance plus inclusive, à investir dans la relève et à devenir les mentors de cette nouvelle génération.
4. Organiser la transition : Une feuille de route pour passer le flambeau
Pour que cette passation réussisse, une mobilisation de tous les acteurs est indispensable.
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L’ancienne garde économique doit passer de la protection à la propulsion. Cela implique de s’engager activement dans le mentorat, créer des fonds d’amorçage pour financer les startups, intégrer les jeunes entrepreneurs dans les réseaux décisionnels et ouvrir les capitaux des grandes entreprises à des investissements publics. Cela favorisera la création d’un marché financier en Haïti, particulièrement dans des secteurs clés comme l’aviation, l’énergie, les ports, la construction et les télécommunications.
- L’État haïtien a la responsabilité de créer un environnement propice. Il doit mener des réformes économiques courageuses : simplifier la fiscalité pour les PME, garantir la propriété privée, reconstruire les infrastructures (routes, ports, électricité) et, surtout, rétablir la sécurité, condition sine qua non de tout investissement.
- La diaspora haïtienne, forte de ses réussites et de ses ressources, doit devenir un pilier de cette transformation. Son rôle est de partager ses compétences, d’investir directement dans les entreprises locales et d’utiliser son influence pour plaider en faveur de politiques internationales qui soutiennent l’entrepreneuriat en Haïti.
- Les partenaires internationaux doivent impérativement changer de paradigme. L’aide doit évoluer : il faut cesser de financer principalement des ONG étrangères pour prioriser l’investissement direct dans les entreprises haïtiennes et renforcer les capacités locales via des programmes ciblés et inclusifs.
Conclusion: Un choix national
Le passage de flambeau en Haïti est bien plus qu’une transition économique ; c’est un projet de société. Il s’agit de décider si le pays continuera de subir un avenir dicté par des intérêts restreints et des crises répétées, ou s’il choisira de le construire grâce à l’énergie, à l’ingéniosité et à la résilience de sa jeunesse. Le flambeau est là, tenu à bout de bras par les Bladaise, les Marc Alain et les Magalie. La question est de savoir si la nation, dans son ensemble, aura le courage de le prendre et de le faire briller.